Les récits d’un déplacement

Chapô

Qu’ils fuient la guerre, la misère ou simplement la ville, les personnages en transhumance sont romanesques. Ces récits explorent la quête d’un ailleurs idéalisé donc utopique.

Sur la route de Jack Kerouac (Gallimard, 1957)

Bible de la Beat generation, Sur la route se lit comme on regarderait un road movie. En convalescence à New York pour soigner une phlébite, Jack Kerouac, 29 ans, s’enferme dans l’appartement d’un ami avec, pour seule compagne, sa machine à écrire et un stock de feuilles blanches qu’il scotche entre elles pour ne pas freiner son élan créatif. Trois semaines plus tard, il en ressort avec un rouleau de 36 mètres de long contenant le récit des années qu’il vient de passer à voyager à travers les États-Unis comme un hobo, vagabond céleste sans domicile se déplaçant de train en train, toujours sans billet.  Nuits d’ivresse et de sexe, prise de psychotropes sur fond de jazz et de divagations poétiques habitent ce récit aussi hypnotique qu’halluciné.

« Il n'avait nulle part, c'est à dire partout, où aller, alors il roulait sa bosse sans trêve sous les étoiles. »

Sur la Route, Jacl Kerouac

Chant balnéaire d’Olivier Rohe (Allia, 2023)

Un adolescent de treize ans quitte Beyrouth Ouest en guerre avec sa mère et sa sœur pour se réfugier dans un bungalow d’une station balnéaire suffisamment peu éloignée pour qu’y grondent encore les échos des combats. Ce bloc de bungalows semble d’abord un refuge, mais la guerre reste proche : tirs, peur, absence du père. Dans cet entre-deux, le garçon n’en découvre pas moins les affres de l’adolescence — amitiés, désirs, ennui — sur fonds de morts et de membres arrachés.

L’écriture, fragmentée et poétique, mêle le banal au tragique : les gestes quotidiens côtoient la réalité omniprésente du conflit. Quand le refuge n’en est plus un, le narrateur et sa famille décident de partir pour de bon : « Je monte sur le bateau et après je découvre l’État. »

Chant balnéaire est le récit épique d’une expérience de la guerre civile qui se confond sans cesse avec la vie ordinaire et d’une vie ordinaire qui s’obstine à persister dans la guerre.

« J’arrive à la station balnéaire.

C’est l’automne.

Le vent arrive de la mer.

Personne dans les allées.

Les piscines sont vides.

Les terrains crevés d’herbes folles.

Les blocs de bungalows sur le chemin sont vacants, désertés du spectre de leurs anciens occupants, revenus dans leur béton d’origine.

Les structures de loisirs sont vaines.

La station balnéaire est plus morte à l’automne que Beyrouth Ouest un jour de combats. »

Chant balnéaire d’Olivier Rohe

Eux dont les noms sont inconnus de Sanora Babb (Les Éditions du Sonneur, 2025)

Journaliste et militante socialiste, Sanora Babb, la trentaine, décide, en 1938, d’aller à la rencontre des Okies, ces fermiers chassés de leurs terres par la sécheresse et les tempêtes de sable qui ont sévi dans les années 1930, pour recueillir leur parole. Nombreux sont ceux qui se sont confiés à elle dans les campements de fortune californiens où ils s’entassaient sous des tentes, en quête d’emplois pénibles payés une misère. De ces témoignages, elle tire un roman splendide. Manque de chance, John Steinbeck, à qui elle accepte de montrer les témoignages recensés, lui vole la vedette en publiant Les raisins de la colère. Face au succès de ce dernier, aucun éditeur ne veut prendre le risque de publier le manuscrit de Sanora Babb, jugé trop proche de celui de l’auteur renommé.

Heureusement, le roman de Sanora Babb a fini par sortir du tiroir où il dormait depuis bien trop longtemps. L’autrice y redonne une identité et une dignité à ceux « dont les noms sont inconnus », ces centaines de milliers de migrants confrontés à la catastrophe agricole et écologique du Dust Bowl, à l’exploitation brutale et à l’humiliation.

« Ainsi vivaient, d'année en année, les cultivateurs des terres arides. Ils gagnaient juste assez pour se nourrir et s'habiller, et encore, en quantité insuffisante. Il fallait payer des graines de qualité pour la saison suivante, et s'acquitter des taxes. L'ogre des impôts réclamait tout au long de l'année et la récolte ne rapportait généralement pas assez pour le rassasier. »

Eux dont les noms sont inconnus de Sanora Babb