Le corps en poésie

Chapô

Le corps est un sujet intemporel et universel qui constitue une source d’inspiration intarissable pour les poètes. Objet de tous les fantasmes, il se prête autant à des évocations métaphoriques qu’à des descriptions détaillées. Découvrez notre sélection de poèmes classiques, tous célébrant le corps sous toutes ses facettes.

Corps en poésie
Texte

« Le Serpent qui danse »

Que j'aime voir, chère indolente,

De ton corps si beau,

Comme une étoffe vacillante,

Miroiter la peau !

 

Sur ta chevelure profonde

Aux âcres parfums,

Mer odorante et vagabonde

Aux flots bleus et bruns,

 

Comme un navire qui s'éveille

Au vent du matin,

Mon âme rêveuse appareille

Pour un ciel lointain.

 

Tes yeux, où rien ne se révèle

De doux ni d'amer,

Sont deux bijoux froids où se mêle

L'or avec le fer.

 

À te voir marcher en cadence,

Belle d'abandon,

On dirait un serpent qui danse

Au bout d'un bâton.

 

Sous le fardeau de ta paresse

Ta tête d'enfant

Se balance avec la mollesse

D'un jeune éléphant,

 

Et ton corps se penche et s'allonge

Comme un fin vaisseau

Qui roule bord sur bord et plonge

Ses vergues dans l'eau.

 

Comme un flot grossi par la fonte

Des glaciers grondants,

Quand l'eau de ta bouche remonte

Au bord de tes dents,

 

Je crois boire un vin de Bohême,

Amer et vainqueur,

Un ciel liquide qui parsème

D'étoiles mon cœur !

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

 

« Es-tu brune ou blonde ? »

Es-tu brune ou blonde ?

Sont-ils noirs ou bleus,

Tes yeux ?

Je n'en sais rien, mais j'aime leur clarté profonde,

Mais j'adore le désordre de tes cheveux.

 

Es-tu douce ou dure ?

Est-il sensible ou moqueur,

Ton cœur ?

Je n'en sais rien, mais je rends grâce à la nature

D'avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.

 

Fidèle, infidèle ?

Qu'est-ce que ça fait.

Au fait ?

Puisque, toujours disposé à couronner mon zèle

Ta beauté sert de gage à mon plus cher souhait.

Paul Verlaine, Chansons pour elle (1891)

 

« La Courbe de tes yeux »

La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,

Un rond de danse et de douceur,

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,

Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu

C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

 

Feuilles de jour et mousse de rosée,

Roseaux du vent, sourires parfumés,

Ailes couvrant le monde de lumière,

Bateaux chargés du ciel et de la mer,

Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

 

Parfums éclos d'une couvée d'aurores

Qui gît toujours sur la paille des astres,

Comme le jour dépend de l'innocence

Le monde entier dépend de tes yeux purs

Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Paul Éluard, Capitale de la douleur (1926)

 

« Union libre »

Ma femme à la chevelure de feu de bois

Aux pensées d'éclairs de chaleur

À la taille de sablier

Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre

Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur

Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche

À la langue d'ambre et de verre frottés

Ma femme à la langue d'hostie poignardée

À la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux

À la langue de pierre incroyable

Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant

Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle

Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre

Et de buée aux vitres

Ma femme aux épaules de champagne

Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace

Ma femme aux poignets d'allumettes

Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur

Aux doigts de foin coupé

Ma femme aux aisselles de martre et de fênes

De nuit de la Saint-Jean

De troène et de nid de scalares

Aux bras d'écume de mer et d'écluse

Et de mélange du blé et du moulin

Ma femme aux jambes de fusée

Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir

Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales

Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent

Ma femme au cou d'orge imperlé

Ma femme à la gorge de Val d'or

De rendez-vous dans le lit même du torrent

Aux seins de nuit

Ma femme aux seins de taupinière marine

Ma femme aux seins de creuset du rubis

Aux seins de spectre de la rose sous la rosée

Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours

Au ventre de griffe géante

Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical

Au dos de vif-argent

Au dos de lumière

À la nuque de pierre roulée et de craie mouillée

Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire

Ma femme aux hanches de nacelle

Aux hanches de lustre et de pennes de flèche

Et de tiges de plumes de paon blanc

De balance insensible

Ma femme aux fesses de grès et d'amiante

Ma femme aux fesses de dos de cygne

Ma femme aux fesses de printemps

Au sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque

Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens

Ma femme au sexe de miroir

Ma femme aux yeux pleins de larmes

Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée

Ma femme aux yeux de savane

Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison

Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache

Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.

André Breton (1931)

 

« Vivre, permanente surprise ! »

Vivre, permanente surprise !

L'amour de soi, quoi que l'on dise !

L'effort d'être, toujours plus haut,

Le premier parmi les égaux.

La vanité pour le visage,

Pour la main, le sein, le genou,

Tout le tendre humain paysage !

L'orgueil que nous avons de nous,

Secrètement. L'honneur physique,

Cette intérieure musique

Par quoi nous nous guidons, et puis

Le sol creux, les cordes, le puits

où lourdement va disparaître

Le corps ivre d'éternité.

 

- Et l'injure de cesser d'être,

Pire que n'avoir pas été !

Anna de Noailles, L'Honneur de souffrir (1927)

 

« L’Aïeul »

L’aïeul mourait froid et rigide.

Il avait quatre-vingt-dix ans.

La blancheur de son front livide

Semblait blanche sur ses draps blancs.

Il entr’ouvrit son grand œil pâle,

Et puis il parla d’une voix

Lointaine et vague comme un râle,

Ou comme un souffle au fond des bois.

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Aux clairs matins de grand soleil

L’arbre fermentait sous la sève,

Mon cœur battait d’un sang vermeil.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Comme la vie est douce et brève !

Je me souviens, je me souviens

Des jours passés, des jours anciens !

J’étais jeune ! je me souviens !

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

L’onde sent un frisson courir

A toute brise qui s’élève ;

Mon sein tremblait à tout désir.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve.

Ce souffle ardent qui nous soulève ?

Je me souviens, je me souviens !

Force et jeunesse ! ô joyeux biens !

L’amour ! l’amour ! je me souviens !

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Ma poitrine est pleine du bruit

Que font les vagues sur la grève,

Ma pensée hésite et me fuit.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve

Que je commence ou que j’achève ?

Je me souviens, je me souviens !

On va m’étendre près des miens ;

La mort ! la mort ! je me souviens !

Guy de Maupassant, Des vers (1880)

 

« La Gigue »

Les Talons

Vont

D’un train d’enfer,

Sur le sable blond,

Les Talons

Vont

D’un train d’enfer

Implacablement

Et rythmiquement,

Avec une méthode d’enfer,

Les Talons

Vont.

 

Cependant le corps,

Sans nul désarroi,

Se tient tout droit,

Comme appréhendé au collet

Par les

Recors

La danseuse exhibe ses bas noirs

Sur des jambes dures

Comme du bois.

 

Mais le visage reste coi

Et l’œil vert,

Comme les bois,

Ne trahit nul émoi.

 

Puis d’un coup sec

Comme du bois,

Le danseur, la danseuse

Retombent droits

D’un parfait accord,

Les bras le long

Du corps.

Et dans une attitude aussi sereine

Que si l’on portait

La santé

De la Reine.

 

Mais de nouveau

Les Talons

Vont

D’un train d’enfer

Sur le plancher clair.

Marie Krysinska (1877)

 

 

« La Statue »

Parmi les marbres qu'on renomme

Sous le ciel d'Athène ou de Rome,

Je prends le plus pur, le plus blanc,

Je le taille et puis je l'étale

Dans ta pose d'Horizontale

Soulevée... un peu... sur le flanc...

 

Voici la tête qui se dresse,

Qu'une ample chevelure presse,

Le cou blanc, dont le pur contour

Rappelle à l'œil qui le contemple

Une colonne, au front d'un temple,

Le plus beau temple de l'Amour !

 

Voici la gorge féminine,

Le bout des seins sur la poitrine

Délicatement accusé,

Les épaules, le dos, le ventre

Où le nombril se renfle et rentre

Comme un tourbillon apaisé.

 

Voici le bras plein qui s'allonge ;

Voici, comme on les voit en songe,

Les deux petites mains d'Éros,

Le bassin immense, les hanches,

Et les adorablement blanches

Et fermes fesses de Paros.

 

Voici le mont au fond des cuisses

Les plus fortes pour que tu puisses

Porter les neuf mois de l'enfant ;

Et voici tes jambes parfaites...

Et, pour les sonnets des poètes,

Voici votre pied triomphant.

 

Pas plus grande que Cléopâtre

Pour qui deux peuples vont se battre,

Voici la Femme dont le corps

Fait sur les gestes et les signes

Courir la musique des lignes

En de magnifiques accords.

 

Je m'élance comme un barbare,

J'abats la tête, le pied rare,

Les mains... et puis... au bout d'un an...

Lorsque sa gloire est colossale,

Je la dispose en une salle,

La plus riche du Vatican.

Germain Nouveau, Valentines (1885)

 

« Naïade moderne »

Les remous de la mer miroitaient dans ta robe.

Ton corps semblait le flot traître qui se dérobe.

Tu m’attirais vers toi comme l’abîme et l’eau ;

Tes souples mains avaient le charme du réseau,

Et tes vagues cheveux flottaient sur ta poitrine,

Fluides et subtils comme l’algue marine.

 

Cet attrait décevant qui pare le danger

Rendait encor plus doux ton sourire léger ;

Ton front me rappelait les profondeurs sereines,

Et tes yeux me chantaient la chanson des sirènes.

Renée Vivien, Études et Prélude (1901)