Ces villes, héroïnes de romans
Manhattan Transfer de John Dos Passos (1928, Gallimard)
New York fête cette année ses 400 ans. L’occasion de relire l’immense roman-ville qu’est Manhattan Transfer, qui nous plonge, comme nul autre pareil, dans un New York en pleine mutation. Du Gilded age de la fin du XIXe aux années 1920, le roman dépeint une ville pleine de bruit « Le vacarme de la rue se brise comme une vague déferlante sur un coquillage où palpite l’angoisse » et d’odeur « d’essence et d’asphalte, de menthe verte et de poudre de talc et de parfum ».
Tout est image dans ces quelque 500 pages qui donnent à voir ce New York qui ne dort jamais « La pression de la nuit fait jaillir du lait brillant des lampes à arc, comprime les blocs sombres jusqu'à en faire dégoutter de la lumière rouge, jaune, verte, dans les rues où les pas résonnent », où poussent les gratte-ciels et où vibrent les vieilles maisons de brique « au passage du premier tram aérien, dans Allen Street ». À la lecture de Manhattan Transfer, on ressent parfaitement l’énergie qui se dégage de cette ville foisonnante.
Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1929, Stock)
Les quelque 240 pages qui composent Mrs Dalloway se concentrent sur une journée de juin 1923 dans la Londres d’après-guerre. Virginia Woolf y dépeint une fresque de la ville et de ses habitants à la vie rythmée par « la sonnerie de Big Ben […] d’abord musicale pour prévenir. Puis l’heure, irrévocable », cœur battant de cette capitale tout à la fois vivante, tortueuse et étouffante.
Si Londres dégage une présence remarquable, c’est grâce aux descriptions plus vraies que nature des rues pleines de vacarme, d’une foule disparate « Elle regarda la foule. Au secours ! » et du ballet continu des automobiles « Mon Dieu, ces voitures », le tout semblant accabler les personnages, les étreindre, les étouffer. On se perd dans ces rues à force de suivre la myriade de personnages esquissés « Il continua de la suivre ; elle traversa […] Elle allait toujours, traversant Picadilly, remontant Regent Street […] et tournait dans une des petites rues » et le flot incessant de leurs pensées que Virginia Woolf présente comme un dédale dans lequel le lecteur se laisse porter.
Une vie violente de Pier Paolo Pasolini (1961, Buchet-Chastel)
À l’âge de 28 ans, Pasolini s’installe à Rome et y découvre la misère des banlieues romaines. Dans Une vie violente, paru en 1959, il dépeint au plus près ces baraquements où règnent la crasse, la misère et les haines tenaces « Il n’y avait que soleil et saleté, saleté et soleil. […] les deux ou trois bars attendaient de se remplir des sans-espoirs habituels ». La boue et la puanteur sont partout dans cette Rome décrépie, bien loin du faste qu’on lui connaît habituellement. « Dans le village de baraques, quelques lumières déjà allumées se reflétaient dans la boue. […] La rivière coulait sous des talus empuantis. »
Avec une langue argotique spécifique à la banlieue romaine d’alors « Qu’y qu’y a ‘jourd’hui, faire l’nettoyage ? », Pasolini nous embarque dans la vie du jeune Tommaso Puzzilli et de sa bande, tous nés dans le quartier de Pietralata. Bien qu’il fasse les quatre cents coups avec Lello, Carletto et les autres, il y a chez Tommasino un désir de s’affranchir de sa condition si fort que l’on finit par espérer que tout se termine bien.
Pasolini nous bouscule en ne nous laissant d’autre choix que celui de regarder cette Rome méconnue qu’il affectionne tout particulièrement. L’Italie d’après-guerre qu’il donne à voir a des allures de voyage en enfer, illuminé par une rage de vivre qui donne envie d’y croire.
Paris est une fête d’Ernest Hemingway (1964, Gallimard)
La genèse même de Paris est une fête est un voyage au cœur de la capitale. Le roman tire son origine de notes prises par Hemingway dans les années 1920, perdues en 1928 et retrouvées en 1956 dans une malle de l’hôtel Ritz. De la rue Mouffetard où il loue une chambre à son arrivée à Paris aux rues Notre-Dame-des-Champs, Froideveaux et Férou où il s’installera par la suite, l’auteur américain nous embarque dans le tourbillon de sa vie parisienne. Il boit des bières fraîches, du vin blanc et du cognac au Select, au Dôme, à la Closerie de Lilas et aux Deux Magots et se régale d’« un cervelas nappé à la moutarde, accompagné de pomme de terre à l’huile » chez Lipp. Shakespeare & Co, la célèbre librairie anglophone ouverte par Sylvia Beach en 1919, occupe également une place de choix tant elle fait figure de port d’attache pour cet Américain sans le sou.
Le livre tout entier est une vibrante déclaration d’amour à la capitale française qui vit défiler, durant ces années 1920 pleines de promesses, d’éminents noms de la génération perdue parmi lesquels la collectionneuse Gertrude Stein, le poète Ezra Pound ou encore l'écrivain F. Scott Fitzgerald qu’Hemingway rencontre en 1925 au Dingo Bar, dans le quartier de Montparnasse. La boucle est bouclée.
Jour de ressac, Maylis de Kerangal (2024, Gallimard)
Maylis de Kerangal l’avoue sans ambages : la ville du Havre, où elle a passé son enfance puis son adolescence, est « le creuset et la matrice de son imaginaire ». Dès lors, rien de surprenant à ce que cette « ville de béton et de vent » soit au cœur de Jour de ressac, son nouveau roman.
La narratrice, la cinquantaine, doubleuse au cinéma, y a, elle aussi, vécu « longtemps, il y a longtemps ». Quand un jour de novembre 2022, un policier du Havre l’appelle pour lui annoncer qu’un corps d’homme « non identifié » a été retrouvé et que l’histoire la concerne, elle n’a d’autre choix que de se replonger dans son passé. Maylis de Kerangal met ici en miroir une femme et une ville. « Oui, j’y avais repensé. Qu’est-ce qu’il s’imaginait. Je n’avais pratiquement fait que penser à ça depuis ce matin, mais y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs. » Le parcours de sa narratrice, dont on comprend au fil des pages qu’elle est hantée par un premier amour qui a cessé de lui donner des nouvelles du jour au lendemain lorsqu’elle avait 16 ans, entre en résonance avec cette ville fantôme détruite par des bombardements alliés en septembre 1944 et reconstruite sur des ruines qui deviennent, sous la plume de l’autrice, une métaphore du passé enfoui.